Silvan, suite

Dans leur jardin, nous avons commandé une pastèque et des nescafés (des thés pour eux). Après on a bavardé à 6 (4 hommes et deux femmes) dans trois langues : turc, anglais et les souvenirs de français de Mettin. En face de moi un type en civil encore plus haut que Mustafa, barbe et cheveux châtains, yeux verts, bâti comme un bûcheron canadien mais avec le caractère d’un grizzly. Comme ils nous demandaient notre âge on leur a dignement lâché la vérité. Stupéfaction, consternation et machoires qui se déccrochent. Puis protestations énergiques . « ah non, on n’en fait que 27, c’est pas de jeu ! » Il faut comprendre : ce n’est pas que ça les gêne, pour eux on a l’âge qu’on a l’air d’avoir. Le problème est qu’ils veulent être les plus vieux et en arrivent même à se vieillir exprès. Mustafa à qui l’on donnait 25 ans a protesté en avoir 31, quand même…

 

Quand j’ai tourné la tête vers celui qui était devant moi j’ai eu droit à un sombre regard de reproche, mais alors de reproche ! tandis que ça grommelait « otuz besh » (35). Et il n’a cessé de me fixer de toute la soirée avec cette envie qui se lisait bien sur son visage de me fracasser le cendrier sur le crâne. Depuis 37 ans que je cherchais ma baffe, j’allais l’avoir. Est-ce que je ne pouvais pas attendre deux ans ? C’est exprès ou quoi ? Ensuite, naturellement on nous demande si on est mariées. Non. Et là pour m’amuser je fais un non énergique, qui voulait dire « grands dieux jamais ». Le grizzly inspire un grand coup, serre les poings, tord une fourchette, et me demande calmement (en tous cas c’était bien imité) pourquoi non au mariage. On cherche, on cherche… Roxane dit « serbesti » ils ne comprennent pas, ça me revient soudain, je dis « özgürlük » (liberté). Là ils comprennent. Presque tous. La montagne humaine en face de moi resserre les poings et me dit doucement : « Et les enfants ? Çocuk ? » Sous-entendu : « pour en avoir tu seras bien obligée de te marier !. » Je refais non. Pas de çocuk. Suffoqué, ne trouve plus de mots pour son indignation, il berce dans ses bras un enfant imaginaire. Ben voyons. Enceinte d’un morceau pareil, je demande une césarienne au bout de trois mois de grossesse. Mais non, özgürlük. Du coup, il rugit, pour de vrai, en resserrant une fourchette. Il rugit. Et grommelle « özgürlük, özgürlük ». Jamais rien vu de plus craquant.

De temps à autre me rejette un oeil écoeuré avant de se souvenir qu’il faut peut-être m’amadouer un peu (on réglera les comptes plus tard) et il essaie de me sourire, louablement. Je vois bien qu’il essayait d’avoir l’air gentil. Sauf que ça tournait au rictus et que ses mains faisaient toujours le geste de vouloir atteindre mon cou. Bref, l’homo néanderthalus qui ne rêve que de s’emparer de cette salope de pomponette pour l’attirer à grands coups de pieds dans sa caverne. Je dois dire que je trouve ça infiniment séduisant, ça repose des tourmentés chroniques existentiels. Là pas d’hésitation ni de question à se poser : si on tient à ses dents, bien sûr…

Naturellement, ce type doit être un amour dans la vie. Mais après avoir traînailler 37 ans on ne sait où, venir lui dire « özgürlük » comme ça, c’est trop fort .

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