Réveil matinal qui me permet de préparer tranquillement mes sacs, avant d’aller gratouiller à la porte de Sandrine qui exceptionnellement est prête aussi.
On descend le temps que je fume une clope dans le jardin. J’en profite pour compléter ma collection de roses quand Mgr arrive, probablement de la messe, et me demande si nous partons bien pour Dohuk aujourd’hui. Je confirme, quand il prend l’air incertain pour savoir si nous venons avec lui, avant de partir au pas de course en grommelant qu’il faut se dépêcher parce qu’il est en retard… d’humeur changeante le Matran ce matin.
Je monte prendre les sacs et remuer Sandrine pour qu’elle soit en bas avec les siens dans les trois minutes, avant de rejoindre un Monseigneur de sombre humeur pour le petit dej. Visiblement notre programme c’est du n’importe quoi, nous n’avons pas de mission et une absence de spiritualité navrante. Pas la peine d’argumenter, il finira bien par dire ce qui le chiffonne, ou par réfléchir, ce qui est le plus probable dans son cas. Pour l’instant, une fois en voiture, j’essaie surtout de garder mon sérieux, d’autant que les Évangiles en italien, de plus en plus fort, se chargent de faire passer le message : SILENCE !
Ça va passer (ça passe toujours), mais quand ? Ce serait tellement plus simple s’il parlait, ou plutôt s’ils parlaient, parce que depuis quinze ans, on en connaît vraiment très peu qui se soient exprimés dès le début ou qui aient au moins pris le temps d’observer : préfèrent répondre tout seuls aux questions qu’ils ont oublié de poser en nous prêtant des réponses à côté de la plaque.
Choc des cultures, au début on a failli laisser tomber plusieurs fois, avant d’admettre qu’il fallait à chacun du temps pour interpréter. Heureusement, à deux c’était un peu plus facile, mais je connais quelques PKK qui en réaction en ont pris plein la tête et doivent encore s’en souvenir !
Enfin bref, on s’arrête pour un mariage à Armash, pas le temps de passer par Dohuk avant. Parfait, je n’ai pas de mariage.
Le cortège est gai, la mariée nettement moins. Elle n’est plus toute jeune, son futur nettement plus vieux, mais si lui a l’air satisfait, je n’ai jamais vu un tel désespoir dans les yeux d’une future épouse. Qu’est ce qui peut pousser un être à accepter d’unir sa vie à une autre quand cela en signifie la fin ? Comment une famille, des amis, peuvent se réjouir devant une telle douleur ?
Je peux me tromper, mais mes appareils confirment… en pire ! Regard suppliant teinté d’une vague lueur d’espoir devant l’autel, un appel au secours flagrant, puis la colère contenue quand la cérémonie avance, pour finir par le constat d’une catastrophe irrémédiable. Photos totalement inutilisables, j’en ai mal pour elle…
On repart après la noce partie festoyer ailleurs, sans que personne ne semble se rendre compte que la reine de la journée serait moins incongrue dans un cortège funéraire.
On attendait de se faire une opinion perso sur la conduite de Rabban, après tout ce qu’on en avait entendu et accessoirement lu. Là, je cherche encore pourquoi ! OK, il conduit vite, mais il maîtrise parfaitement, son 4/4 tient la route, et je n’ai pas vu le compteur dépasser les 150 km/h. Bon d’accord, aussi dans des zones limitées à 60 et il a un peu tendance à forcer « légèrement » le passage, mais rien de vraiment flippant.
Bon en fait, j’adore la vitesse quand je fais confiance au conducteur, mais comme Sandrine n’est pas devenue verte, ça doit être un signe. En plus, comme il est connu partout, on gagne encore du temps aux contrôles à qui un salut suffit.
Sur la route de Dohuk, il semble de meilleure humeur, mais quelque chose le tracasse encore… Ne préférerons-nous pas Amedi à Lalesh, parce que lui y va ? Choix cornélien : Lalish ET les Yézidis ou Amadiya ET Rabban ? J’ai vraiment du mal à garder mon sérieux en faisant semblant d’hésiter à changer notre programme dont l’absence apparente d’organisation nous classait il y a quelques heures encore dans la catégorie peu enviable des Européens inconséquents et sans vie spirituelle.
Il s’arrête près d’Amedi pour que je puisse prendre des photos, évidemment pas à un endroit d’où la vue aurait pu être un tant soit peu valable. Pas grave, on ne va pas contrarier Monseigneur pour si peu au moment où il fait preuve d’autant de prévenance. De toute façon, pour ce côté d’Amedi j’ai déjà amplement de quoi faire. Par contre, je n’ai qu’un shoot de la porte d’entrée de la ville, neuve, mais intéressante vue qu’elle reprend les motifs d’une ancienne porte intérieure.
J’hésite à le faire arrêter encore quand je note que je n’ai aucune photo de la falaise sous l’angle qui défile, avant de réaliser que c’est normal vu qu’on a dépassé la porte. Je plonge tête baissée dans mon sac photo à la recherche d’un improbable objectif destiné à stopper le fou rire en espérant que Sandrine n’aura pas la brillante idée de se retourner. Si elle pense la même chose que moi au même moment et qu’elle cherche un regard de confirmation, ça va encore se terminer en crise de fou rire incontrôlable et impossible à expliquer, surtout à Matran Rabban !
En fait le deal ce n’était pas Lalesh ET les Yézidis contre Amedi ET Rabban, mais Lalesh ET les Yézidis contre Rabban tout seul… mais, ça, il a préféré nous mettre devant le fait accompli plutôt que de risquer un refus. Refus qu’il n’aurait bien évidemment pas eu, mais quand on ne pose pas les bonnes questions, on ne risque pas d’avoir les bonnes réponses, donc il ne saura jamais si nous l’aurions choisi sans Amedy !
Je m’abstiens stoïquement de toute remarque sur l’avantage de notre conception du voyage qui laisse une large place à l’improvisation, pour me demander où nous allons. Rabban nous indique le nom de quelques villages avant de stopper devant de lointaines constructions.
A priori je suis censée photographier, là-bas au loin, c’est facile à repérer, il y a une croix sur l’église !
Aucune chance d’avoir une croix à cette distance, mais j’ai au moins un village (merci Sony !) qui contrairement aux apparences n’a rien d’un simple village, vu que c’est le-plus-beau-village-du-monde.
On s’y arrête pour rentrer dans la maison de la nièce de Rabban où après de brèves présentations, nous mangeons tous les trois, servis par les « intendances », système d’éducation en vigueur chez les Kurdes et visiblement donc aussi chez les Kurdistanis.
Ca fait longtemps que j’observe les différences dans l’éducation des plus jeunes, et là honnêtement, il y a des leçons à prendre.
En Europe, un culte stupide et sans faille est aujourd’hui dû à l’Enfant Roi, qui le rend exigeant, irrespectueux et de plus en plus inapte à la vie en société ou à l’apprentissage des règles élémentaires nécessaires à sa future vie d’adulte : ne surtout pas contrarier ou fatiguer les chères petites têtes blondes sous peine de passer pour un dictateur en puissance !
Au Kurdistan (également en Turquie et en Syrie), les enfants sont très choyés par tous, et aucune règle n’est imposée aux plus jeunes. Ils apprennent pendant la toute première période de leur vie, tout simplement à être protégés et aimés, avant d’apprendre eux-mêmes à protéger et aimer les plus jeunes. La hiérarchie et le partage des rôles fonctionnent à merveille, et c’est vraiment attendrissant de voir un bambin se précipiter pour relever affectueusement et consoler un plus petit.
Une fois le système intégré, ils apprennent à respecter les aînés et à recevoir les invités. Fille ou garçon, aucune différence, le partage des tâches est organisé en fonction de l’âge, ce qui permet une fois adulte de ne pas avoir d’handicapés notoires sur l’art de faire cuire un oeuf dur, de préparer du thé ou de débarrasser une table.
J’ai souvent croisé en France des chefs d’entreprise qui prétendaient diriger de nombreuses personnes, mais n’avaient soit disant pas les compétences nécessaires pour utiliser une cafetière électrique, ce qui m’a obligée à improviser des stages accélérés pour remédier au problème, sous le regard furibard des pseudo assistantes impuissantes à me remettre dans le Droit Chemin assigné à la Femme.
Ici, les plus jeunes sont fiers d’accéder au rang de grands en rendant de menus services, habitude qui leur confère une prévenance totalement insolite et particulièrement touchante une fois adultes. Un grand gaillard au regard farouche qui révèle des attentions de mère poule, perso, ça m’a toujours fait craquer.
Scoop, Rabban mange correctement pour une fois et sans ronchonner ! Ses neveux et nièces qui ont l’air de l’adorer sont ravis de le retrouver, et le plus petit en profite pour faire le plein de câlins : c’est fou l’effet que peut faire le-plus-beau-village-du-monde sur « Mam Matran » !
Après le thé, Sandrine va lui demander si nous avons le temps de faire un tour pendant que je fume une clope dans le jardin. Paraît que l’église est au bout du chemin, mais à part ça, toujours aucune indication sur ce qu’il a l’intention de faire, ni de combien de temps nous disposons avant qu’il se mette à grommeler que nous sommes en retard.
Pas grave, fait beau, et j’ai eu le temps d’apprivoiser la bande de poussins enchantée d’aller se balader avec nous. Le plus petit et sa grande soeur me prennent chacun par une main et ne me quitteront plus de l’après-midi.
Ils sont tous adorables, certains avec des yeux bleus qui rappellent ceux d’un certain Matran, avec une différence notable : même pas besoin de parler la même langue, leurs regards et leurs gestes d’affection le font pour eux. Ils sont craquants et me font spontanément une confiance totale. Inutile de regarder les photos, elles seront forcément bonnes, et en prime, j’ai droit à des bisous… les Kurdistanis, faudrait pas que ça grandisse !
L’église est effectivement au bout du chemin, mais à priori pas de messe. On fait le tour du plus-beau-village-du-monde avant de revenir et de constater que Rabban a disparu : où et pour combien de temps ? Mystère !
S’il nous a attendues, autant qu’il ronchonne pour quelque chose. Les gosses de plus en plus nombreux nous entraînent vers le-plus-beau-paysage-du-monde du plus-beau-village-du-monde et mes deux pitchounes me guident vers ce qu’ils veulent que je photographie : pas simple de tenir les appareils sans lâcher les petites mains !
Les montagnes sont magnifiques, dommage, le temps se couvre et sans soleil, je vais avoir du mal à rapporter les plus-belles-photos-du-monde ! En plus, il commence à faire froid et comme nos pulls sont restés dans la voiture de Rabban, je m’apprête stoïquement à attraper la-plus-belle-crève-du-monde !
Un gamin vient nous chercher : on nous appelle dans une maison pour prendre le thé. Depuis le temps, on devrait se méfier, parce qu’avec le thé, la maîtresse de maison tient à ce qu’on prenne du café, du yaourt, des gâteaux, du miel, du fromage, des oeufs, du pain… enfin bref, c’est comme d’habitude ici, pas la peine d’expliquer qu’on a déjà mangé il n’y a pas longtemps, si ce n’est pas chez eux ça ne compte pas !
Les femmes veulent savoir pourquoi nous ne sommes pas mariées. Liberté, elles approuvent. J’espère seulement qu’elles ne créeront pas la première antenne MLF juste après notre passage dans le-plus-beau-village-du-monde !
On remonte chez la nièce de Rabban se réchauffer au salon : avec les poussins collés contre moi, ça va vite, mais l’un des garçons insiste depuis un moment pour qu’on le suive à l’église, où serait Rabban. Bon, on y retourne, mais toujours personne !?
On comprend en suivant nos petits guides. Il y a bien une autre église à l’autre bout du chemin, devant laquelle nous sommes passées tout à l’heure. Sauf que Monseigneur avait indiqué « église » en oubliant de préciser « en construction » et que quand on nous indique « l’église », on cherche « l’église », pas un chantier !
Nous sommes entraînées par notre escorte dans des couloirs, puis devant un bureau, mais la porte est fermée et les enfants n’osent pas rentrer. Scoop : non seulement Mam Matran retrouve l’appétit dans le-plus-beau-village-du-monde, mais en plus il y retrouve aussi le sommeil !
En attendant qu’il se réveille, on suit pour une cérémonie de baptême. Enfin de mon côté, je fais surtout acte de présence, ma garde personnelle m’ayant fait asseoir au dernier rang, on se planque tous les trois serrés pour regarder les photos de la journée. Sauf évidemment que ça attire un attroupement de gamins qui veulent aussi voir, plus passionnés par mes écrans que par ce qui se passe devant l’autel.
Je fais quelques photos (floues !) de la cérémonie histoire que tout le monde écoute sagement le prêtre, et accessoirement de ne pas trop aggraver ma réputation côté perturbation des messes. Quand je reviens, ma place a été jalousement gardée et les autres enfants se tiennent à écart respectable. Les deux miens en profitent pour faire le plein de câlins et de bisous : moi aussi, y a pas de raison, Monseigneur étant absent, il ne pourra pas m’accuser de montrer le mauvais exemple !
A la fin de la cérémonie, c’est la mêlée pour attraper les bonbons que les familles des deux petits baptisés ont lancés à la volée. Une veille femme m’en met d’autorité une grosse poignée dans la main et les gosses se précipitent pour m’apporter fièrement leur butin. Je leur distribue le mien en remplissant les petites poches quand les mains sont trop pleines, tout en rejoignant à grande peine la sortie.
On retrouve Rabban qui veut savoir ce que nous avons fait de notre après-midi, où nous sommes allées, qui nous avons vu, et nous signale que lui est resté ici et qu’il avait laissé la porte ouverte. Et on était censée le savoir comment ? En rentrant partout où il y avait une porte ouverte peut-être ?!
Il aurait précisé qu’il allait à l’église en construction et qu’on « pouvait » venir, on aurait décrypté, mais la seule « communication spirituelle » a des limites, même dans le-plus-beau-village-du-monde !
Contre toute attente, il se décide maintenant à s’intéresser à notre histoire de Nouvel An yézidi et téléphone à « un évêque » (on ne ricane pas) qui lui confirme ce que nous lui avions déjà dit : on a donc peut-être une chance de voir Lalesh demain.
En attendant, on va rendre visite à la famille d’un des petits baptisés du jour où nous sommes censées avaler des parts de gâteau à la crème plus qu’imposantes, avant d’aller manger avec Rabban qui lui attend tranquillement, sans la moindre intention de nous venir en aide, mais dont nous ne manquerons pas les remarques tout à l’heure si nous ne faisons pas honneur à la-meilleure-cuisine-du-monde. On s’en sort en négociant avec notre hôtesse une part pour deux, ce qui est déjà largement suffisant pour nous couper l’appétit après le goûter dans le village et juste avant le dîner.
Soirée TV familiale où nous mangeons tous les trois après que Mam Matran, enfin détendu, ait fait joujou avec le petit dernier. Sont vraiment mignons quand ils sont comme ça à jouer avec les gosses. J’aimerais bien lui rapporter quelques photos plus personnelles que celles que j’ai déjà, mais ce soir, ce n’est pas le bon moment. Pour une fois qu’il oublie son rôle d’évêque, autant apprécier en espérant que ça dure !
En attendant, retour au presbytère où j’ai encore les cartes mémoires à vider, les batteries à charger et les photos du jour à trier avant l’immanquable coupure de courant, la Turquie n’ayant pas l’indulgence d’épargner au moins le-plus-beau-village-du-monde dans sa sporadique livraison d’électricité !