Pas d’hôtel à Sheikhan, je n’y passerai donc que la journée, mais au dernier moment je prends le minimum vital (brosse à dents, dentifrice, échantillons de crème et lingettes en tous genres…). Ça ne m’est encore jamais arrivé, mais une intuition de dernière minute me souffle que je risque de ne pas m’en sortir aussi facilement que d’habitude.
Mon chauffeur attitré, qui avait fixé l’heure lui-même, arrive avec une demi-heure d’avance. Voilà, c’est officiel, les Yézidis ont décidé de rompre avec la coutume locale du retard chronique, dorénavant, ils seront les premiers aux rendez-vous !
Beaucoup d’immeubles ont été construits près de Duhok en trois ans, et il y a beaucoup de chantiers en cours.
Je descends dans le centre ville de Sheikhan que je n’avais qu’au téléobjectif depuis le cimetière yézidi : ouais, ben c’est mieux au télé, sur place il n’y a pas grand-chose à part un soleil écrasant.
Arrêt dans un petit resto pour téléphoner à Sheikh Hassan qui doit habiter dans le coin. Après plusieurs tentatives pour lui passer quelqu’un susceptible de lui indiquer où je suis exactement, on m’explique qu’il est à Lalesh et qu’il vient me chercher tout de suite.
Petit sandwich döner et thé en l’attendant (à peine 1,50 €). Il y a plusieurs pères de famille avec leurs enfants : ici, les hommes s’occupent beaucoup des petits.
Sheikh Hassan débarque au bout d’un moment et ronchonne qu’il me trouve au resto, alors qu’on doit manger à Lalesh : avec eux, j’aurais effectivement pu penser qu’on allait manger ! Par contre pour Lalesh, je n’avais pas consulté ma boule de cristal, mais ça explique l’attente, Lalesh étant situé à une vingtaine de minutes de Sheikhan.
Il me demande où est mon ami(e) pour l’embarquer aussi et met un peu de temps à comprendre que je suis venue seule et que je n’ai pas fait attendre mon chauffeur. Ça les épate toujours tous ici que je voyage sans escorte.
Arrivés à Lalesh, nous montons dans l’une de ces petites constructions où brule souvent une lampe à huile. En fait, c’est le coin réservé de Sheikh Hassan et de sa famille (une branche de la famille du prince des Yézidis si j’ai bien compris).
Je suis accueillie par des «Kéni, Kéni !» joyeux et priée de m’assoir immédiatement pour manger. Jiyan surveille mon assiette et tente d’y glisser d’énormes morceaux de viande dès que je la quitte des yeux : la bataille est serrée, mais j’arrive à la gagner pour ne pas avoir à engloutir plusieurs portions d’affilée.
Quelques photos après le repas pendant que les femmes dansent, puis Jiyan m’entraine plus loin, puis plus loin, puis plus loin : trop de monde à Lalesh avec qui me partager à son goût…
Il y a un peu moins de monde que la dernière fois, et elle tient à m’attirer dans un coin tranquille, près de Kanya spi, la source blanche. Raté ! Il y a plusieurs «baptêmes» et des familles en liesse. Les enfants sont habillés en petites princesses et en petits princes et n’ont pas l’air de trop apprécier la cérémonie en leur honneur.
Le lieu sacré est tellement minuscule et la foule tellement nombreuse que je n’arrive à prendre les petits Yézidis qu’à travers les écrans des portables.
Côté photos, je suis frustrée : pas encore réussi LA photo qui me tiendra compagnie en attendant le prochain voyage et qui doit obligatoirement être un portrait. Pas encore eu l’instant d’échange idéal, la fraction de seconde de connivence (à moi de me débrouiller pour la choper), le cadeau d’un regard et d’un moment partagé (sans pose)… dans la bonne lumière !
J’ai bien fait une série de trois de Pir Saït, mais elles sont inexplicablement floues… ce qui ne m’arrive pratiquement jamais !
Des jeunes femmes yézidies viennent me dire qu’elles me trouvent belle (je ne sais pas quoi, mais j’ai un truc qui leur plait), sous le regard passablement énervé de Jiyan…
Je regarde le collier de l’une d’elles pour vérifier s’il n’y a pas une photo à faire (je collectionne les motifs typiquement yézidis) quand elle l’enlève immédiatement pour me l’offrir ! J’ai toutes les peines du monde à refuser sans la vexer… ne jamais ici montrer un intérêt quelconque pour un objet, sous peine de prendre le risque qu’on vous l’apporte sur un plateau !
Ma garde rapprochée m’entraîne dans la cour du Temple pour y trouver un peu de solitude… qu’elle croit !
Chic, Pir Saït est là, toujours aussi magnifique dans son costume de serviteur du Temple. Enfin, chic rapide, je ne sais pas comment il se débrouille, mais il apparait et disparait toujours aussi subitement, ou s’arrange pour être dans l’ombre, de dos, derrière un grillage… ou flou !
Il m’invite à entrer chez Babé Cawich (en interview avec un journaliste kurde)… et sort. En fait, c’est juste pour que je profite de la clim et que je rage une nouvelle fois sur une hypothétique bonne photo !
Quand je ressors (la clim à fond pour attraper la crève, il n’y a pas mieux), il est dans la cour avec plusieurs femmes et leurs enfants qu’il «bénit». Bref regard pour vérifier que je suis bien sur le balcon avec mes appareils… côté documentaire, ça va, j’ai, mais je n’ai toujours pas MA photo !
On repart avec Jiyan qui trouve qu’il y a quand même un peu trop de Yézidis dans le coin, et ne comprend pas pourquoi ça me fait marrer.
Plusieurs Yézidis viennent me voir pour m’expliquer que Kéni, c’est quelque chose de très beau et que ça me va très bien… de beau et de petit ironise ma jeune compagne. En gros, ça doit vouloir dire quelque chose comme «mignonne petite chose» ou «la rieuse» d’après Shivan.
Si la deuxième traduction est la bonne, c’est plutôt marrant : j’ai choisi Roxane comme pseudo (qui est presque devenu mon premier prénom) en contraction de Roxelane, la Hürrem (la rieuse) de Soliman le Magnifique…
A peine sorties de l’enceinte du Temple, je lève mon télé, dans un réflex presque machinal, juste le temps d’un regard, une fraction de seconde, et ça y est, je l’ai ma photo ! Brève vérification : parfait, et avec le sourire en plus !
Il est pratiquement l’heure de partir, je fais un signe d’au revoir au presque insaisissable Pir Saït (Said), qui plutôt que de disparaitre instantanément comme à son habitude, vient pour un interrogatoire en règle à Jiyan et s’assure que j’ai bien compris que je serai toujours la bienvenue à Lalesh… toujours : ça, c’est pour le cas où j’aurais gobé les élucubrations qui prétendent que les Yézidis craignent le contact prolongé avec des non Yézidis !
En parlant de contacts prolongés prohibés, Sheikh Hassan tient à m’embarquer et bougonne parce que j’ai pris un hôtel à Duhok au lieu de m’installer directement chez lui. Mais qu’est ce qui m’est passé par la tête ? Euh, c’est juste que ce matin, on ne se connaissait pas encore… argument visiblement fallacieux et non recevable pour un Yézidi !
Pour me rattraper, je dois promettre que la prochaine fois je viendrai directement chez-lui-qui-est-chez-moi, pour un mois, six mois, un an…
En attendant, on s’entasse dans la voiture pour aller dormir à Mahat : ils disent tous Sheikhan, mais il faut comprendre la région, pas forcément la ville.
Bilan de la journée : ils sont juste fabuleux ! Avec eux, je me sens bien, dommage, mais va falloir penser à redescendre de mon nuage…