EPOS Kurdish Chronicle – Photodiary from KRG – English version here
Le Khanki IDP camp dispose actuellement de 3.256 tentes réparties sur 776.200 m². C’est l’un des deux camps de réfugiés de la ville de Khanik (Khanki) située dans le Gouvernorat de Duhok. Ici, ils viennent tous des 350 villages du Sinjar qui abritaient la majeure partie des 650.000 Yézidis vivant dans cette zone montagneuse au Nord Ouest de Mossoul.
Les tentes montées par l’UNHCR abritent chacune une famille, mais il en faut parfois deux, tant les enfants peuvent être nombreux chez les Yézidis du Sinjar. Si la moyenne des membres d’une même famille est de 7 personnes, il n’est pas exceptionnel d’en rencontrer qui en comptent jusqu’à 28.
Je suis accompagnée de Shivan Darwesh qui enseigne la kurdologie à l’université de Duhok et parle le français, et de son petit frère Safeen qui ne laisse jamais ici à personne d’autre le soin de porter mon sac photo et de me servir d’assistant.
A notre arrivée, il y a un petit attroupement devant l’abri préfabriqué de l’administration, et les réclamations fusent : manque de tentes, de nourriture, les réfugiés sont mécontents, mais le brouhaha cesse aussitôt à l’arrivée de l’administrateur du camp.
Avant de rentrer à sa suite, une petite fille me demande pourquoi on ne lui construit pas une école : c’est une préoccupation majeure dans la région, la rentrée scolaire n’ayant toujours pas eu lieu pour les habitants, et ne se fera probablement pas cette année pour la plupart des enfants réfugiés.
A peine entrée dans le bureau, je suis accueillie par un «Oh, Roxane !» par l’administrateur responsable du camp, Pir Dayan, qui se lève pour m’accueillir. Les Pirs forment l’une des trois castes qui composent la communauté yézidie, avec les Sheikhs et les Murids. C’est de cette caste que sont issus les prêtres, et ses membres sont souvent influents et respectés. C’est le cas de Pir Dayan qui a organisé bénévolement l’accueil des premiers réfugiés du Sinjar à Khanik, et a fait son possible avec quelques amis pour leur obtenir de l’aide, ce qui explique sa présence aujourd’hui à la direction du camp.
Les réfugiés rentrent deux par deux dans le bureau pour exposer leurs réclamations, et tout se passe dans le calme et dans un respect mutuellement partagé. La plupart baisent la main de Pir Dayan en signe de respect, et c’est un plaisir de les voir sourire, intimidés et émus de pouvoir le faire. Ils ne sont pas face à un simple responsable ou à un notable, c’est évident qu’ils l’aiment leur Pir, d’ailleurs ils l’appellent tous «bira» (frère).
La plupart des réclamations portent sur le manque de nourriture et de tentes. Près de 68.000 personnes sont réfugiées dans la ville de Khanik qui compte ordinairement 23.000 habitants, et les Shengalis (habitants de Sinjar) s’entassent dans les écoles, les boutiques, les rues…
La construction d’un nouveau camp de 6.000 tentes est prévue très prochainement, pour abriter en priorité les familles qui occupent actuellement les écoles et permettre leur réouverture, mais il restera encore au moins 2.000 familles sans toit qu’il faut impérativement loger avant l’hiver qui sera là rapidement maintenant.
Plusieurs réfugiés yézidis sont ici pour expliquer qu’ils ne reçoivent la nourriture qu’un jour sur deux. La situation est due à un problème de planification dans l’acheminement de l’aide, et Pir Dayan doit déployer des trésors de patience pour apaiser les inquiétudes de chacun.
Le gouvernement du Kurdistan donne à tous ses habitants, une fois tous les 20 jours, les produits de base dont ils ont besoin : riz, sucre, farine, huile, thé, lait pour bébé, savon, lessive… mais l’arrivée massive de centaines de milliers de réfugiés nécessite une réorganisation de l’approvisionnement et de la distribution, et des dizaines de milliers de personnes qui vivent dans les rues et ne sont pas enregistrées ne peuvent en bénéficier.
Ici comme au Centre Lalesh de Duhok, les réfugiés ont également droit à cette aide gouvernementale, mais rien n’est prévu pour leur fournir des produits frais comme des fruits et des légumes que beaucoup n’ont pas les moyens d’acheter.
La demande de tentes supplémentaires revient régulièrement, surtout pour les très grandes familles qui ont besoin de trois ou quatre fois plus de place que ne peut en contenir une tente standard.
Pir Dayan explique qu’il fait ce qu’il peut avec les moyens dont il dispose en exhortant chacun à la patience, et donne un rendez-vous ultérieur qu’il note sur un post-il rose, aux personnes pour lesquelles il pense pouvoir trouver une solution.
Quand il a terminé de recevoir la plupart des réclamations du jour, il prend le temps de m’expliquer le fonctionnement du camp. Il doit continuellement éviter le camping sauvage, ce que beaucoup de réfugiés ont du mal à comprendre, et gérer les problèmes d’approvisionnement. En effet, chaque région donne l’aide prévue à ses propres réfugiés, c’est-à-dire à ceux qu’elle a accueillis et qui sont comptabilisés, mais beaucoup se déplacent d’une région à l’autre sans prévenir et perdent ainsi leurs droits.
Côté ONG, la Croix rouge française s’occupe de l’approvisionnement en eau, et l’UNICEF intervient ici, mais son aide est longue à arriver. L’association Komala a quant à elle distribué des jouets pour les enfants, mais c’est à peu près tout.
Des médecins viennent parfois visiter les réfugiés, et des vaccinations sont prévues dans l’avenir pour prévenir les problèmes sanitaires.
Chaque emplacement de tente, construit sur une estrade en béton pour éviter les inondations, bénéficie de l’électricité, mais n’est pas encore raccordé aux canalisations d’eau.
Les besoins les plus pressants en dehors du manque de nourriture et de tentes, concernent aussi le manque de chauffages, de couvertures, et de cabines de WC et de douche, car il n’y en a qu’une pour 8 familles actuellement.
Pir Dayan m’explique que le camp n’est pas encore terminé et que la construction d’un hôpital et celle d’une école sont programmées. Les travaux doivent débuter dans les prochains jours pour assurer aux réfugiés des conditions de vie plus décentes.
Quand je lui demande comment ils transmettent ici les besoins au gouvernement et aux ONG, il soupire. L’enregistrement des réfugiés nécessite de mettre sans cesse les listes à jour, et beaucoup de familles partent sans prévenir, pensant pouvoir récupérer leur tente si elles changent d’avis. Il faut donc continuellement actualiser les informations et les graver sur CD avant de les envoyer.
Je lui propose d’utiliser la base de données que j’ai préparée avant de partir avec l’aval de l’EPOS, et lui explique qu’il faudra trouver des bénévoles pour saisir les informations, mais qu’ensuite les modifications seront simplifiées et qu’il pourra sortir les listes dont il a besoin, y compris selon des critères spécifiques.
Il ne s’attendait pas à avoir la possibilité de disposer d’un tel outil, et m’assure qu’il devrait pouvoir organiser la saisie, mesurant immédiatement l’avantage et le gain de temps d’une consultation à distance par les organismes autorisés.
Je lui laisse ma carte de visite et prends congé pour le laisser à ses réclamations qui continueront jusqu’à son domicile s’il n’a pas terminé, m’explique-t-il amusé, les réfugiés n’hésitant pas à sonner à sa porte quand il leur manque quelque chose.
Après le déjeuner chez l’un des frères de Shivan et de Safeen, je retourne au camp avec mon jeune assistant pour prendre des photos et rencontrer ses habitants. Je n’ai pas de traducteur, mais cela n’empêche pas toute communication ici, et Safeen n’hésitera pas à répondre aux questions me concernant.
A peine avons-nous commencé à parcourir les rues de la deuxième Shengal, comme les habitants de Khanik ont surnommé la zone des camps, que nous sommes invités à boire un thé par deux familles occupant un emplacement mitoyen. On nous installe un matelas immédiatement, et chacun ôte ses chaussures dans ce petit périmètre de béton auquel ils ont assigné le rôle de pièce de réception, comme à la maison.
Les enfants sont ravis, les adultes aussi. Ils viennent de Sinjar, chassés par l’avancée de l’Etat islamique, mais semblent oublier pour l’instant les heures pénibles qu’ils viennent de vivre et le dénuement dans lequel ils sont.
Pendant que Safeen répond à leurs questions, j’ai le temps de faire une provision de bisous et de câlins avec les enfants, mais les adultes tiennent aussi à avoir leur part de souvenirs de cette parenthèse inattendue, et organisent une séance photo avec leurs téléphones portables. Quand je prends congé, c’est des amis que je laisse.
Je ne peux pas m’arrêter partout où l’on m’appelle pendant le reste de ma visite du camp, mais je réponds aux saluts avant de renvoyer leurs baisers de loin aux mères et aux enfants. Je sais que j’en reverrai certains, probablement à Lalesh, le village sacré des Yézidis, peut-être dans quelques jours ou dans quelques années, mais tous me laisseront le souvenir qu’il y a toujours quelque chose à partager, et que les seuls étrangers qui existent sont ceux que nous nous créons.