21 mars, vers dix heures dans Diyarbakir – Rien ne laisse supposer le déroulement de la fête à l’extérieur de la ville : pas plus de banderoles que de ces foulards aux couleurs kurdes que l’on vend pour l’occasion dans les souks autour de la Grande Mosquée. Ceux qui restent en ville ne semblent guère concernés et Diyarbakir est studieuse : ses habitants travaillent ou font leur marché, les écoliers circulent en groupes, les boutiques sont ouvertes… Par contre, les regards s’étonnent à notre passage.
Certains nous interpellent pour savoir pourquoi nous ne sommes pas au Newroz. Même les mouchards qui nous ont abordées à plusieurs reprises la veille – dont une vieille connaissance d’il y a deux ans – s’interrogent sur notre présence en ville.
La veille, le HADEP nous a prévenues qu’il serait souhaitable d’être sur les lieux vers 7 ou 8 heures du matin… C’est fou ce que les Kurdes sont matinaux quand ça nous concerne ! Comme nous sommes prêtes à parier qu’eux seront là au mieux, vers 10 ou 11 h, nous décidons de prendre le temps d’un petit déjeuner dans une pastane près de notre hôtel, avant de nous inquiéter du moyen de rejoindre la fête. Tout le monde semble d’ailleurs savoir où elle se déroule et il suffit de demander à n’importe quelle voiture ou taxi pour s’y faire conduire.
Sur la route, des milliers de Kurdes avancent en voiture, en car, en minibus, en moto (il y a même une aïeule juchée sur un side-car), à pied enfin. Les gosses courent de tous côtés, les femmes marchent en essayant de préserver leurs tenues traditionnelles de la boue, les vendeurs de simit, ces petits gâteaux ronds au sésame, évoluent entre les véhicules, sur la route embouteillée, un plateau en équilibre sur la tête. Et au milieu de cette pagaille bon enfant, des policiers turcs quelque peu débordés, mais stoïques, essaient de régler tant bien que mal la circulation et de débloquer la route. Dans les voitures, les familles s’entassent si nombreuses qu’on se demande par quel miracle ils tiennent tous à l’intérieur. Des adolescents sont accrochés en grappes sur les remorques des camions : leurs chauffeurs ne savent probablement plus le nombre de passagers qu’ils transportent et si ce seront les mêmes à l’arrivée qu’au départ.
Il y a aussi les provisions pour le pique-nique : chaque famille transporte son pain, ses légumes, son nécessaire à thé. Une camionnette est chargée d’une énorme cargaison d’œufs et un camion près duquel nous stationnons longtemps transporte quelques moutons, qui regardent paisiblement les piétons, inconscients du sort qui leur est réservé. Tout ce monde patauge dans la boue : le premier jour du printemps s’annonce avec une météo épouvantable. Au programme : des torrents de pluie, de la grêle, du vent, du froid… Pour les photos, ça ne va pas être tout à fait ça !
Après 2 heures d’embouteillages (pour une dizaine de kilomètres), nous arrivons aux abords du concert où la foule est dense. Des milliers de personnes se pressent entre les barrières, encadrées par un service d’ordre (police et armée) important, mais à peine suffisant pour canaliser le flot des arrivants. L’entrée consiste en un check-point, avec passage obligé par des cabines de fouilles (en fait deux portières en tissu) où des policiers vérifient l’absence d’arme et contrôlent les passeports des étrangers. Tous sont très courtois, et même nous témoignent une certaine considération : c’est vrai qu’il faut être motivé pour venir de si loin patauger sous la pluie, la grêle et dans la boue !
Sitôt entrées dans l’aire de la fête, le service d’ordre du HADEP nous prend en charge et nous conduit vers la tribune officielle où sont déjà des délégations européennes, des journalistes, des élus, ainsi que les maires des communes avoisinantes. A l’avant de la tribune, Murat Bozlak, président du HADEP, Feridoun Çelik, maire de Diyarbakir, Osman Baydemir, responsable de l’IHD de la ville, sont présents.
A une vinqtaine de mètres, une autre estrade, plus grande, accueille les musiciens et les chanteurs invités, ainsi que les élus qui s’y rendent pour prononcer un discours. Plus loin, une flamme brûle dans une gigantesque coupe, représentant le feu zoroastrien du Nouvel An que Murat Bozlak a symboliquement allumé à l’ouverture de la fête. Il fait froid dans la tribune, mais au moins nous y sommes relativement à l’abri de l’humidité, ce qui n’est pas le cas des milliers de personnes qui debout, vont endurer les intempéries pendant des heures, sans cesser de chanter et de crier des slogans. Dans la tribune, des plateaux de thé circulent.
Les discours pacifistes succèdent aux prestations musicales dans l’enthousiasme général. Murat Bozlak, particulièrement applaudi, confirme que son parti souhaite la fraternité entre tous les citoyens de la Turquie, et Feridoun Çelik se déclare confiant sur l’avenir des revendications kurdes. Paix est d’ailleurs le mot d’ordre de la journée : ici scandée en kurde « bêjî aşitî » (vive la paix), et sur la route déjà, des enfants nous avaient offert une casquette de carton au nom du HADEP avec le mot « paix » inscrit en kurde et en turc : « bariş, aşitî ».
La langue kurde fuse parfois des micros des politiques ou des chanteurs, toujours pour proclamer la même chose : « Vive la paix, bon Newroz à tous ». Il pleut de plus en plus et le toit de tissu de la tribune menace de libérer des trombes d’eau.
Osman Baydemir manque d’ailleurs de peu de se faire copieusement arroser. Murat Bozlak et quelques autres officiels se lèvent pour danser sur les paroles de la célèbre chanteuse Sezen Aksu, courageusement en tenue décolletée malgré le froid. Le concert s’achève à 16 heures précises et une équipe de télévision vient interviewer le Président pendant que les officiels quittent peu à peu la tribune.
Le retour est épique : vu le nombre d’occupants des voitures, nous renonçons à faire du stop. Les minibus sont pris d’assaut, et nous avançons plus vite à pied, malgré la foule, la pluie, la boue et le poids du matériel photo. Ce n’est qu’aux abords de la ville que nous réussirons à trouver un minibus qui nous déposera près du marché Selah ad Din Ayyub, dans le centre. Dommage pour les danses, le pique-nique et les feux du Newroz : cette nuit, il n’y aura pas de téméraires pour braver la pluie… Nous rentrons nous sécher à l’hôtel avant de partir à la recherche d’un restaurant pour finir la soirée. La journée et les kilomètres sous la pluie et dans la boue ont été épuisants et nous avons bien mérité de savourer un peu de calme…
C’est beau les rêves ! Près du marché Selah ed Din, Roxane se fait brusquement projeter à terre par un voleur qui lui arrache son sac avant de disparaître dans la nuit. C’est la première fois que cela nous arrive, et c’est inhabituel surtout dans la région, mais il est vrai que la situation économique et la pauvreté commencent à devenir alarmantes.
Premières constatations (à part aïe !) : elle est complètement trempée, le dieu de la pluie, facétieux aujourd’hui, l’ayant fait atterrir brutalement dans une splendide flaque d’eau… et le plus ennuyeux, plus de papiers d’identité. A Diyarbakir, un soir de Newroz, ce n’est pas vraiment conseillé… Des passants désolés enjoignent à un étudiant anglophone de nous conduire vers le poste de police le plus proche, une petite casemate sous le marché couvert. Les policiers présents, après nous avoir sommairement fait raconter notre histoire, ne doutent pas qu’ils vont retrouver rapidement notre voleur : ils nous expliquent d’un air compétent qu’ils ont un dossier complet sur tous les pickpockets (à croire qu’ils viennent pointer) et qu’ils vont retrouver toutes nos affaires (Euh, nos cartes de visite aussi ?…). En attendant, ils décident de nous accompagner au commissariat le plus proche.
L’ironie de la situation n’ayant échappé à personne, nous passons le reste de la soirée entourées de policiers turcs partagés entre compassion et fou rire. Il faut dire que se faire agresser par un Kurde, à Diyarbakir, un 21 mars… « Ah, Newroz, Newroz !… » : ils ont l’humeur taquine ce soir, d’autant que beaucoup d’entre eux ont passé la journée sous la pluie, de corvée pour surveiller la fête. Alors, que l’on débarque en ayant besoin d’eux à cause d’un représentant de ce peuple que nous étions venues soutenir… Ce n’est pas aujourd’hui qu’ils feront semblant de croire à nos explications sur le pseudo voyage touristique qui nous a déjà servi, de nombreuses fois, à rendre vraisemblable notre présence dans des zones sous état d’urgence.
L’un d’entre eux se fait un devoir de soigner les écorchures de Roxane, tâche qui consiste visiblement à mettre de la teinture d’iode un peu partout (sur le sol aussi, il n’y a pas de raison) et à souffler très vite après sur les blessures… pour ne pas que ça pique ! C’est pas mignon ça ? Ces opérations complexes, et exécutées avec un savoir-faire quasi-professionnel, se dérouleront dans un gazouillis d’amabilités en turc, parfois tempéré par un ton grondeur parce que la « Miss » n’est visiblement pas attentive à comprendre les explications de son soigneur. C’est clair que si elle y mettait un minimum de bonne volonté, elle saurait très bien ce que lui raconte Mustafa (bon, elle a au moins retenu ça…).
La suite consiste à dérouler assez de bande de gaze pour embaumer une momie et à paralyser les doigts sous une tonne de sparadrap, toujours sous un flot de gazouillis en turc, dont un « seni seviyorum »… suivi d’un éclat de rire moqueur (Roxane) qui lui vaudra un regard lourd de reproches de la part de Mustafa, persuadé que sa protégée a fait exprès de comprendre uniquement ça, rien que pour l’embêter. Si les défenseurs des Kurdes se mettent à comprendre uniquement les mots d’amour de la police turque, où va-t-on…?
Franchement, c’est à peine croyable, mais ils sont tous serviables, prévenants, attentionnés, et même tendance carrément adorable pour certains. Cette nouvelle attitude nous sera confirmée le lendemain à la préfecture : ils ont avec nous le même comportement qu’avec des VIP invités et attendus ! Comment les mêmes peuvent-ils être capables de se conduire à l’opposé avec d’autres, dans d’autres circonstances ?
En sortant du commissariat, après des adieux chaleureux (toute l’équipe est sortie pour nous serrer la main en insistant que si l’on avait besoin de quoi que ce soit…), nous nous retrouvons finalement au restaurant, en compagnie de l’étudiant qui nous a servi d’interprète. Sandrine parle kurde avec quelques-uns des convives : ils nous ont adoptées après que nous ayons partagé leurs danses et nous envoient des fruits, des boissons, des cigarettes… Les plus jeunes parlent très mal, voire pas du tout le kurmandji, mais le comprennent encore. Ici, cette langue se perd : entre eux, dans la rue, au restaurant, et même à la tribune du HADEP, c’est le turc qui est le plus souvent employé et non le kurde… dernière génération avant l’assimilation totale.
Elle leur montre la traduction française de Mem et Zin. Ils sont ravis, bien qu’ils ne la liront jamais, pas plus en kurde ou en turc d’ailleurs. La guerre et les idéologies « révolutionnaires » ont discrédité le soufisme et les princes kurdes… Par quoi les a-t-on remplacés ?
Eyyub, le petit étudiant, nous explique qu’il est d’une famille nombreuse, pauvre, et que de tous les enfants, c’est le seul qui poursuit des études supérieures. Il fait médecine et sa mère lui interdit de faire de la politique, pour ne pas ruiner son avenir. Il n’a pas participé au Newroz, afin d’éviter d’éventuelles représailles : « Je ne peux pas expliquer pourquoi… mais je ne veux pas… Certains de mes amis sont morts et… » Il n’ajoute rien, mais il est facile de deviner ce qu’il n’ose même pas exprimer : beaucoup trop de morts, et pour quel résultat au final ? Aujourd’hui, ils sont de plus en plus nombreux à penser comme lui qu’il serait préférable que le pays compte un peu moins de martyrs et un peu plus de médecins…
Cet espoir n’est d’ailleurs pas vain, la Turquie étant capable d’évoluer à une vitesse qui laisserait rêveur en Europe. Le pays réforme rapidement sa législation pour l’aligner sur les normes européennes, et si la loi anti-terreur et l’état d’urgence sont toujours de mise, des signes de plus en plus évidents permettent d’espérer une amélioration prochaine.
La progression est d’ailleurs très nettement visible et nous la constatons au fur et à mesure de nos voyages dans le Sud-est : la situation n’est plus comparable à celle que nous avons connue au Newroz 1999 par exemple, et les dépêches AFP confirment une tendance positive dans certaines décisions récentes de justice.
Les seuls problèmes actuellement qui risquent d’anéantir les efforts de pacification viennent du PKK, notamment d’Europe, qui déploie toute l’énergie dont il est encore capable à saboter, alors qu’il serait plutôt urgent de construire. Le but du jeu étant bien évidemment de discréditer le HADEP au moment où la Cour Constitutionnelle doit se prononcer sur son éventuelle interdiction, et de bloquer l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne…
Ce serait dommage que ce soit la seule chose qu’il soit capable de réussir…
Roxane & Sandrine Alexie